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Influence de la loi sur différents aspects de la vie universitaire

L’autonomie des établissements contre le pouvoir des disciplines

mardi 25 septembre 2007, par Charles Soulié, Université de Paris VIII, secrétaire de l’ARESER

Pour commencer, je donnerai quelques éléments de présentation personnelle afin de préciser le « lieu d’où je parle. » Je suis maître de conférences en sociologie à l’université de Paris VIII et membre d’un groupe intitulé « Paris VIII Autrement », qui lors des dernières élections a conquis la présidence de l’université de Paris VIII et organisé des Etats généraux sur cette université. Par ailleurs, je suis secrétaire de l’ARESER, c’est-à-dire de l’Association de réflexion sur les enseignements supérieurs et la recherche, et c’est à ce titre que j’ai été contacté par Eric Beaumatin. C’est ce qui explique que mon exposé sera en deux parties. Dans la première, je décrirai l’état de la mobilisation à Paris VIII et mon point de vue sera plus militant. Dans la seconde j’essaierai de prendre un peu de recul, notamment en fournissant quelques éléments d’interprétation sociologique relatifs à la faiblesse des réactions du corps académique à cette réforme, qui représente pourtant une véritable révolution.

La mobilisation à Paris VIII à la fin septembre 2007

Alors concernant la situation à Paris VIII, signalons déjà que le 12 juillet 2007 les trois conseils de notre université ont voté, à l’unanimité, une motion demandant le retrait du projet de loi sur la réforme des universités. Les critiques adressées au texte sont les suivantes.

La première insiste sur le déficit démocratique lié à la réduction drastique de la taille du conseil d’administration et à l’importance prise en son sein par les personnalités extérieures, de surcroît nommées par le président, lequel dispose maintenant d’un pouvoir exorbitant. Ce qui heurte de front le principe de collégialité qui a traditionnellement cours à l’université. Dans un contexte national d’arrêt des recrutements, cela nous prépare notamment à des luttes particulièrement féroces en interne autour des questions de redéploiement des postes vacants.

La seconde souligne les atteintes au service public de l’enseignement, lequel est notamment mis à mal par le remplacement des commissions de spécialistes par des comités de sélection nommés par le conseil d’administration, avec droit de veto du président sur toutes les affectations. Ce qui augmentera considérablement l’arbitraire dans les affectations. A cela s’ajoute la possibilité de recrutement d’agents contractuels sur les ressources propres de l’établissement.

Enfin, aucune augmentation préalable des moyens n’est prévue pour compenser la dévolution de compétences supplémentaires en matière de gestion du patrimoine et gestion des personnels. Le risque est donc grand que l’autonomie des universités ne se réduise, pour nombre d’entre elles et notamment les plus pauvres, à une simple autonomie de gestion de la pénurie. Facs de pauvres, facs de riches, le fossé risque de considérablement s’accroître entre des établissements, déjà très inégaux entre eux, à la faveur du processus d’autonomisation croissant des établissements en lien avec la recherche de « l’excellence » à tout prix et la quête d’une meilleure place dans le dérisoire palmarès de Shanghai. [1]

Le 18 septembre 2007, le groupe Paris VIII Autrement s’est réuni publiquement pour discuter de la situation et des mesures à prendre. Alors déjà, il faut souligner que les collègues de notre groupe exerçant des fonctions de gestion sont placés dans une position contradictoire, voire schizophrénique. Puisqu’en l’absence de lame de fond en opposition à l’application de la loi, ils doivent passer d’une position critique à la mise en place d’une réforme au calendrier extrêmement contraignant. Le problème étant que cette réforme s’ajoute à d’autres dossiers déjà très lourds que sont le prochain quadriennal, le PRES et la deuxième phase du LMD. Lequel LMD avait, - dans sa première phase- , déjà vu chaque composante, discipline, négocier « dans son coin » sans souci d’ensemble, l’objectif minimal de chacun étant alors d’arriver à survivre dans un environnement déjà particulièrement délétère et mortifère ainsi que dans un contexte de baisse des effectifs étudiants parfois difficilement vécu.

La petite minorité de collègues investis dans les tâches de gestion ne cesse donc de faire face à des échéances et à un calendrier bureaucratique s’emballant de plus en plus. Cette crise de gestionnite aigu s’accompagne aussi d’un sentiment d’aliénation prononcé, les enjeux politiques et la réflexion sur les finalités de l’université disparaissant devant les contraintes quotidiennes de l’urgence. Et c’est de cette manière qu’un nouveau vocabulaire, de nouveaux critères de gestion, et finalement une nouvelle conception de l’université s’impose à tous, et que le recul critique qui devrait caractériser a minima notre profession disparaît.

Afin de garder un peu la tête hors de l’eau et de repolitiser les débats, l’idée serait d’organiser de nouvelles élections assez tôt, soit en décembre 2007, de façon à pouvoir lancer au niveau de notre établissement un débat de fond sur l’université, lequel poursuivra notamment l’effort initié dans le cadre des Etats-généraux qui se sont tenus à Paris 8 le 14 mai 2007 et qui ont donné lieu à de nombreuses contributions écrites [2]. Un des objectifs serait notamment d’arriver à sortir de la dictature des critères (taux de diplômés, d’étudiants en emploi, en CDD, CDI, etc.) qu’on veut nous imposer pour mesurer notre activité et moduler les financements. Des collègues se sont donc engagés à écrire un premier texte programmatique et un appel à une assemblé générale de l’ensemble de l’université a été lancé pour le lundi 15 octobre à 12h30.

De même, nous avons décidé de rencontrer les autres universités parisiennes de façon à tenter de mettre au point un modus vivendi un peu plus collectif. Par exemple concernant les comités de sélection, le conseil d’administration et le président peuvent tout à fait décider de reproduire l’ancien système des commission de spécialistes, en demandant à chaque discipline de les conformer aux nouvelles normes. Des marges de manœuvre non négligeables existent, à nous de nous en saisir pour faire exister l’université de nos vœux.

L’autonomie des établissements (présidents…) contre le pouvoir des disciplines

Je passe maintenant à la seconde partie de mon exposé. Alors ici, mon objectif est notamment d’essayer de comprendre la faiblesse des réactions du corps académique à cette réforme qui instaure de nouvelles formes de rationalisation gestionnaire, au détriment notamment du pouvoir de régulation nationale des disciplines. Alors cet exposé, nécessairement très allusif et incomplet, s’inspire notamment d’un article publié antérieurement avec Sylvia Faure et d’un à paraître cosigné avec Brice Le Gall. [3]

L’hypothèse que je défendrai ici est que les transformations des rapports de force entre facultés, disciplines, au sein de l’université, ont grandement préparé le terrain aux réformes en cours. Alors pour comprendre cela, une perspective historique s’impose. En effet depuis les années 1960, l’université française a connu deux grandes périodes de massification, celle du début des années 1960 et celle de la fin des années 1980. Et ces deux massifications s’accompagneront d’un bouleversement important de l’équilibre entre les différentes facultés, disciplines.

Dit de manière extrêmement schématique et en si on se base sur l’évolution du nombre d’enseignants titulaires dans chaque faculté, discipline, on observe que la 1er massification, celle des années 1960 donc, sera à l’origine d’un développement sans précédent des disciplines de lettres et sciences humaines, tandis que la part relative des facultés de sciences, et médecine, baissera considérablement. Plus précisément en lettres et sciences humaines, la progression sera notamment le fait des nouvelles disciplines de sciences humaines sociales (psychologie, sociologie, etc.).

La seconde massification verra l’explosion des IUT, universités de proximité, antennes universitaires diverses, la part de Paris et de la région parisienne diminuant considérablement dans le potentiel national à la faveur d’un processus de régionalisation croissant de l’enseignement supérieur. Concernant les disciplines, elle s’accompagnera d’un développement très important de la faculté de droit sciences économiques, les lettres et sciences humaines, et surtout les sciences dures, connaissant une augmentation inférieure à la moyenne, tandis qu’en raison du numerus clausus la part relative des enseignants des disciplines médicales diminuera considérablement.

Plus précisément, on observe qu’en droit et sciences économiques, c’est le groupe des enseignants en économie gestion qui progresse le plus. Et à l’intérieur des disciplines économiques, ce sont les gestionnaires, soit le pôle le plus appliqué, présent en IUT, qui augmentent le plus fortement, et sont même en passe de devenir majoritaires par rapport aux économistes. Tandis qu’à l’inverse l’histoire du droit par exemple, discipline assurément plus théorique, s’effondre peu à peu.

Des évolutions comparables s’observent en lettres et sciences humaines, où les humanités ne cessent de perdre du terrain, tandis que les sciences humaines, et surtout le groupe interdisciplinaire rassemblant les STAPS, la communication, les sciences de l’éducation, etc., explose littéralement. Une analyse plus fine par petite discipline révèle que ces évolutions sont liées au caractère plus ou moins appliqués, ou professionnel (au sens du marché) de ces disciplines. Et par exemple à l’importance des DESS, masters professionnels en leur sein, à leur plus ou moins grande proximité au secteur privé, etc.

Des évolutions comparables s’observent en sciences, avec l’effondrement de disciplines plus théoriques comme la physique fondamentale par exemple et l’explosion de l’informatique, de la mécanique, de l’électronique, etc., disciplines plus pratiques et pourvoyeuses de contrats de recherche.

A la faveur de l’expansion récente du corps académique, on observe donc un phénomène de recomposition disciplinaire très important et qui tend à donner la première place aux disciplines les plus appliquées, professionnelles, au sein de l’université. Lequel s’observe aussi quand on étudie l’évolution de l’origine disciplinaire des présidents d’universités sur une trentaine d’années, les économistes, gestionnaires et sciences de l’ingénieur étant par exemple de plus en plus représentés au sein de la CPU.

De ce point de vue, il n’est pas étonnant que la réforme que nous subissons actuellement ait été fortement inspirée par la CPU, soit par les présidents d’université [4]. A tel point d’ailleurs qu’on peut parler d’une véritable coconstruction de la réforme par ces présidents et le gouvernement. Cette réforme vient donc aussi de l’intérieur et notamment d’une fraction de nos collègues les plus impliquées dans les tâches de gestion et provenant des disciplines les plus jeunes et en pleine expansion. L’appui de la CPU à cette réforme explique sans doute la faiblesse des réactions du monde académique à celle ci. Certes, à la mi juillet 2007, un tiers des universités se dont déclarées contre via leur(s) conseil(s), des syndicats s’y sont opposés, des pétitions ont circulé, mais le texte est finalement passé sans encombre à l’Assemble nationale. Parmi ces pétitions, on peut notamment citer celle initiée par la Conférence permanente du Conseil national des universités, conférence dont on peut dire qu’elle représente le pouvoir des disciplines, facultés, face à celui des présidents. Cette pétition rencontrera un certain succès mais ses initiateurs échoueront à faire entendre leur point de vue, notamment concernant la question des recrutements.

Dans le cadre qui m’est imparti ici, il m’est difficile d’en dire plus ici. Mais il semble évident qu’à côté des transformations dans la morphologie disciplinaire du corps académique et de l’équilibre entre les difficultés facultés, le processus de régionalisation croissant de l’enseignement supérieur, - qui a notamment favorisé l’apparition de pôles régionaux plus puissants soucieux d’échapper à la tutelle tant nationale que parisienne- , comme l’évolution des fonctions sociales, professionnelles, culturelles de l’enseignement supérieur dans un contexte de chômage de masse, ont joué un rôle essentiel dans l’élaboration d’un nouvel aggiornamento idéologique servant à légitimer les réformes qui nous sont imposées aujourd’hui. [5]

Cette analyse permet notamment de comprendre nombre de contradiction, non dits, ambiguïtés, traversant le monde académique, comme la conscience de nombre d’enseignants chercheurs. Car les disciplines en perte de vitesse démographique à l’université sont aussi les disciplines les plus traditionnelles, les plus théoriques, celles ayant une légitimité intellectuelle, symbolique forte, tandis que celles qui se développent le plus sont plus pratiques et notamment portées par la demande tant sociale que politique de professionnalisation. Ce qui, au sein du monde académique, n’est pas sans générer des conflits, contradictions entre ces différents principes de légitimité.


[1Cf. Christophe Charle, « Faut-il coter les facultés européennes ? », Le Monde diplomatique, septembre 2007.

[2Un compte rendu de plus de 140 pages de ces Etats généraux sera bientôt disponible sur le net.

[3« La recherche universitaire à l’épreuve de la seconde massification », Sylvia Faure et Charles Soulié, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 164, septembre 2006. « Massification, professionnalisation et réforme du gouvernement des universités : une actualisation du conflit des facultés en France », Brice le Gall et Charles Soulié, contribution à un ouvrage collectif à paraître sous le direction de Christophe Charle et Charles Soulié, Oublier Bologne : l’université a-t-elle encore un avenir en Europe ?, éd Syllepse, novembre 2007.

[4Cf. les propositions émises par la CPU lors du colloque de Metz des 14/15/16 février 2007 intitulé « L’université est une chance, saisissons-là ». La CPU proposera alors d’accorder : « un rôle stratégique central à un conseil d’administration resserré, responsabilisé et ouvert sur l’extérieur », lequel disposerait aussi d’un « droit de veto systématique sur le recrutement de l’ensemble des enseignants-chercheurs » (Cf. proposition 10). Quand à la proposition 14, elle suggérait de : « Modifier la définition des tâches des enseignants-chercheurs statutairement reconnus et (de) confier à l’établissement la fixation des services individuels en fonction de sa politique globale. »

[5Cf. « Les présidents d’université se voient des « points communs » avec les chefs d’entreprise », Catherine Rollot, Le Monde, vendredi 29 juin 2007, p 10.