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Opinions - débats

La loi relative aux libertés et responsabilités des universités : essai de mise en perspective

Annie Vinokur

Texte intégral

1Analyser isolément la loi du 10 août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universités (LRU) est d'autant plus difficile que d'autres textes sont annoncés, et qu'elle n'est qu'un élément d'une profonde réforme, déjà largement amorcée, de la gestion étatique en France. La France est-elle, dans ce domaine, montée dans le train du Nouveau Management Public (NPM) qui prétend faire table rase du modèle administratif de type continental, accusé d'être lourd, bureaucratique, ennemi de l'innovation, tatillon sur les moyens et indifférent aux résultats, incapable donc de répondre aux besoins évolutifs de la société? Ou bien, dans un modèle de réforme que certains désignent sous le terme d'« Etat Néo-Weberien » (Pollitt in Jones 2004), s'agit-il d'emprunter quelques uns des outils du NPM pour répondre aux nouveaux besoins, sans pour autant renoncer aux vertus du "Vieux Management Public" (indépendance à l'égard des pressions politiques et du monde des affaires, légalité, faible coût de gestion, culture du service public.) ? Les modes changent vite en matière de gestion des affaires publiques, tandis qu'il est peu d'institutions dont l'erre soit plus longue que celle d'un système éducatif. On se propose donc ici, à titre d'essai, (i) de mettre en perspective historique la nécessité pour notre système d'enseignement supérieur de changer de mode de pilotage, (ii) de caractériser l'apport du NPM pour tenter de comprendre les raisons de son adoption dans de nombreux pays pour la gestion de l'enseignement supérieur, et enfin (iii) de formuler quelques hypothèses sur ce que la nouvelle loi nous permet d'inférer sur la nature et les enjeux de la transition en cours en France.

1. Du mot d'ordre de la quantité à l'impératif de qualité

2Le Vieux Management Public avait-il démérité? C'était le modèle proposé par l'OCDE à la Conférence de Washington (OCDE 1962) lorsqu'elle donnait la France et l'URSS en exemple au monde pour leur gestion centralisée et leurs production et financement publics de l'éducation. En ce temps là, dans les pays industrialisés, se construisait un régime de croissance original dans le cadre national. Les mouvements internationaux de capitaux et de marchandises étant réglementés, le principal débouché de la production est la consommation des salariés nationaux, et sa croissance assurée par la négociation du partage des gains de productivité entre capital et travail. Ce régime de croissance, favorable au plein emploi, rencontre cependant un obstacle: la pénurie de travailleurs qualifiés, les jeunes trouvant aisément à s'employer à la sortie de l'enseignement obligatoire. Pour les inciter à poursuivre des études il faut la perspective de gains supérieurs dans l'emploi et la gratuité de l'enseignement à tous les niveaux. Des gains supérieurs : les entreprises sont contraintes par la pénurie de négocier avec les syndicats des systèmes de rémunération adossés aux qualifications, et incitées à conserver leurs employés qualifiés le plus longtemps possible (rémunération à l'ancienneté, emploi à vie, etc.). La gratuité : les employeurs ont intérêt collectivement à participer via l'impôt au financement de l'expansion de l'instruction scolaire, et individuellement à supporter le coût d'adaptation des sortants à leurs besoins spécifiques dans la mesure où ils peuvent amortir cet investissement sur la longue durée.

3Dans ce modèle le droit à l'instruction scolaire, considérée comme bien public, s’inscrit alors dans les Constitutions nationales. Le montant des ressources qui y sont affectées est politiquement décidé. Le financement par l'impôt répartit le coût de l'enseignement entre tous ses bénéficiaires, directs et indirects. L'affectation de la dépense est administrée : d'un côté par une planification de l'offre de places scolaires en fonction des besoins anticipés de la société en personnels formés, de l'autre par le rationnement sur critères académiques du droit d'accès des individus aux places gratuites de l'enseignement post-obligatoire. Les cursus et les diplômes sont contrôlés et garantis par les pouvoirs publics. La gestion des établissements peut se résumer dans la formule « obligation de moyens + confiance ». L'obligation de moyens se traduit par un contrôle bureaucratique a priori (certification et rémunération des enseignants, cursus, charge de travail, autorisations préalables de dépense etc..) ; la confiance par la sécurité de l'emploi, le recrutement corporatif et une large autonomie scientifique et pédagogique. La mesure des résultats est purement quantitative et limitée à l'efficacité interne (taux de scolarisation, de redoublement, de réussite etc.) car destinée au pilotage de la planification dans une période où le mot d'ordre est l'expansion en volume de la scolarisation.

4Dans les pays industrialisés, le bon vieux management public a honnêtement rempli sa fonction affichée : produire rapidement les bataillons de personnels qualifiés nécessaires. Il a rempli également sa fonction latente, celle d'assurer la production non capitaliste du surplus de qualifiés favorable à l'accumulation. Le mécanisme en effet n’est pas autorégulateur, dans la mesure où la rigidité des structures salariales se traduit, en cas d'excédent, par une élévation des exigences de diplôme à l'entrée des emplois plutôt que par une baisse des rémunérations relatives. D’où la tendance à l'« inflation scolaire », entretenue par la compétition entre travailleurs pour accéder aux bons emplois de plus en plus rares, la « dévaluation » des diplômes et le chômage des diplômés.

5On dénonce alors la « surproduction » de diplômés, perçue comme politiquement dangereuse et trop coûteuse pour les finances publiques, cependant que les employeurs ne peuvent bénéficier de l’effet principal attendu d’une offre excédentaire: la baisse des salaires relatifs des qualifiés. Il faudrait donc pouvoir simultanément reporter la charge du financement de l'instruction sur les familles et découpler la structure des emplois et des salaires de celle des diplômes. C'est ce à quoi appelle le rapport Edgar Faure auquel l'UNESCO, qui passe alors de la doctrine de la scolarisation à celle de l'éducation permanente, donne une très large diffusion internationale : il faut « désétatiser l'école » et « déconnecter le diplôme de l'emploi » (Faure 1972. p.xxxiii) . Au même moment se préparent dans les think tanks de la Nouvelle Droite britannique la doctrine néo-libérale et les ingrédients du nouveau management public.

6Vingt ans après la conférence de Washington, et avec la même prétention à l'universalité, le discours de l'OCDE (mais aussi de la Banque Mondiale et de la Commission Européenne) s'inverse pour fustiger non plus les défaillances du marché mais celles de l'Etat, monopoleur, bureaucratique, inefficace, voire corrompu. Simultanément le terme de « politique » d'éducation est remplacé dans la littérature des organisations internationales par celui de "management". Parler de politique suppose d'inscrire les choix collectifs dans un projet de société publiquement exprimé et justifié ; lui substituer celui de management contient implicitement l'idée qu'il n'y a pas de débat possible – ou nécessaire – sur les fins, mais seulement une expertise à développer sur les moyens.

7Entre temps le monde a changé. A partir de la fin des années 1970, la dérégulation des marchés des capitaux – combinée avec la libération des mouvements de marchandises, la baisse des coûts de transport et les technologies de l'information et de la communication – autorise des stratégies d'emblée globales d'implantation des firmes transnationales. Les territoires et leurs facteurs immobiles (force de travail, institutions, etc.) sont désormais en compétition pour attirer des capitaux mobiles : par des avantages fiscaux d'une part, par l'offre d'une main d'œuvre abondante et compétente de l'autre. L'abondance ne pose plus de problème, la qualité oui : l'horizon de leurs stratégies s'étant raccourcie, les firmes demandent des travailleurs immédiatement productifs sans coûts de rodage1, des « compétences » (savoir-faire et soft skills) comparables entre gisements de main-d'œuvre2..Aux systèmes éducatifs de les produire3. Dans la mesure où le dumping fiscal permet aux employeurs de se saisir de la force de travail sans contribuer à sa reproduction, peu leur importe que le coût en soit supporté par la fiscalité sur le travail ou directement par les ménages. Il n'est pas en revanche indifférent que la décision soit prise au niveau politique ou par les étudiants. Ces derniers, surtout s'ils doivent s'endetter, répondront plus efficacement aux signaux des marchés du travail ; le paiement par les étudiants est une pédagogie de la rationalité économique.

8Si la déréglementation gomme les frontières nationales pour les capitaux, elle efface également celle qui leur interdisait de pénétrer dans les secteurs non marchands de la reproduction de la force de travail (protection sociale, santé, éducation). Mais la rentabilité de l'investissement des capitaux dans la fourniture directe de services d'enseignement présentiel n'est pas suffisante, en raison (i) des faibles gains de productivité à espérer, (ii) du coût de reproduction des conditions de cette production (formation des enseignants, recherche fondamentale, bibliothèques etc.)4. Jusqu'ici, par conséquent, l'industrie de l'enseignement à but lucratif s'installe principalement à la périphérie du secteur non-marchand ou en symbiose avec lui (enseignement en ligne, testing, logiciels, édition scientifique, gestion d'établissements, marketing, audits, expertise, consulting, lobbying, branding, R&D, prêts aux étudiants, partenariats public-privé, joint ventures, etc.). Leurs profits sont ainsi étroitement dépendants du financement public. Pour les firmes transnationales de ce secteur le dernier verrou à leur expansion est – ou plutôt était encore récemment – les systèmes publics d'enseignement supérieur de l'Union européenne5.

9Pris en ciseaux entre des besoins de dépense d'éducation accrus et la baisse des recettes fiscales assises sur les revenus du capital, le financement public n'apparaît plus dans le discours comme une variable mais comme une donnée exogène: le « déclin des ressources publiques » et la « contrainte » budgétaire, qui obligeraient à dégraisser les mammouths des universités publiques et à "privatiser" l'enseignement supérieur. Rien n'est cependant moins sûr. La majorité des pays augmentent la part de leurs dépenses publiques affectées à l'enseignement supérieur (Sanyal & Martin 2006), et on connaît mal la dépense fiscale6 qui transfère à des agents privés (entreprises, philanthropes, organisations non gouvernementales) le pouvoir de décider de l'affectation de fonds publics à l'enseignement et à la recherche. Combinée avec l'autonomie financière des établissements, qui leur confère la liberté de chercher des recettes extrabudgétaires, la réduction des dotations publiques est un moyen de les contraindre à s'ouvrir aux demandes des autres agents. L'enjeu est peut-être moins le volume du financement public que le pouvoir d'en décider l'usage.

2. De l'Etat « rameur » à l'Etat « skipper »

10L'expansion rapide du Nouveau Management Public dans le monde tient à ce qu'il se présente à la fois comme un ensemble de principes universels et comme une boite à outils de gestion dans lequel chaque gouvernement peut puiser à sa guise. Les principes : (1) tous les agents, privés et publics, doivent être libres d'exprimer leurs demandes de services publics, et la contrainte de la concurrence  marchande (ou de son double non marchand, la compétition) est la plus efficace pour l'offre de ces services ; (2) les fonctions de pilotage, production et contrôle de la fourniture de services publics doivent être séparées. Les gouvernements doivent se concentrer sur leur fonction de « stratège », en se déchargeant de toutes les tâches qui peuvent être déléguées ou extériorisées, faire-faire et non plus faire. D'où la combinaison empiriquement efficace de deux figures logiquement incompatibles : celle du « client » et celle de « l'actionnaire ».

11La figure du client : dans cette approche, un service public ne diffère d'un service privé que dans la mesure où la présence d'externalités limite la capacité de leurs bénéficiaires à exprimer sur un libre marché la demande socialement optimale7. Cependant le monopole public de cette demande limiterait encore davantage l'expression des besoins. D'où l'idée suivante : tout ce qui est divisible doit être laissé au libre marché ; pour ce qui est indivisible, tous ses parties prenantes (stakeholders) doivent pouvoir librement exprimer leurs besoins sans passer par le niveau politique de résolution des conflits d'intérêts. La solution consiste à favoriser l'entrecroisement des intérêts sous la forme d'accords (contrats, conventions, réseaux etc.), décalques non marchands de l'échange marchand (ex. des pôles de compétitivité, partenariats public-privé, systèmes d'innovation, réseaux d'excellence, etc.). Ces contrats doivent pouvoir être librement conclus entre les agents quels que soient leur statut juridique, leur nationalité et leur niveau hiérarchique. L'Etat central lui-même devient ainsi, par les accords qu'il conclut avec les autres stakeholders – supra ou infranationaux – et par les commandes qu'il passe aux producteurs, un client comme un autre d'entreprises de services indépendantes qui seront d'autant plus efficaces qu'elles seront soumises à la concurrence. On substitue donc à la verticalité des rapports d'autorité et de subsidiarité l'horizontalité des relations contractuelles, que l'on désigne parfois comme l'expression d'une "démocratie participative" (Lebessis & Paterson 1999).

12La figure de l'actionnaire : toutefois les bénéficiaires d'externalités ne sont pas des acheteurs mais des financeurs. N'ayant pas par ailleurs, dans ce modèle, de contrôle direct sur la gestion des producteurs, ils sont dans la même position que les actionnaires des entreprises. Est ici convoquée la théorie de l'agence, expérimentée au niveau microéconomique dans la corporate governance et au niveau macro dans la gestion après-vente des Plans d'ajustement structurel. Comment le principal (l'actionnaire qui ne dispose d'aucun pouvoir dans la gestion de l'entreprise) peut-il obtenir de l'agent (la direction) qu'il fasse prévaloir les intérêts du principal sur les siens propres ? En fixant à l'agent des obligations de résultats, assorties d'incitations et de sanctions, et en s'assurant de la transparence de sa gestion. Les principes de bonne gouvernance ne jouent pleinement leur rôle que pour contrôler les prestations d'organisations échappant à la sanction du marché. On passe ici du modèle de l'« obligation de moyens + confiance » à celui de l'« obligation de résultats + méfiance ».

13La mise en œuvre de ces principes suppose (i) que le producteur soit une « université entrepreneuriale », i.e une entreprise non marchande ou à but non lucratif, recevant des financements publics et privés mais exerçant aussi des activités commerciales, et disposant de l'autonomie de gestion de ses actifs et de son personnel ; elle doit pouvoir développer des stratégies compétitives sur ses marchés, créer des filiales et fusionner, s'associer avec des entreprises privées, etc. ; (ii) que l'on dispose d'un outillage spécifique de standards et d'indicateurs, à la fois pour informer les clients sur la qualité du « produit » échangé sur le marché, et pour fournir aux financeurs- actionnaires les instruments de pilotage des objectifs et de monitoring de la performance, qui suppose la responsabilité (accountability) du producteur.

14Sur les marchés, la référence commune en matière de mesure de la qualité est l’International Organization for Standardization (ISO) qui, pour faciliter les échanges internationaux de produits manufacturés, a développé à partir de 1947 des standards techniques de produits établis par consensus entre représentants des secteurs demandeurs. A partir des années 1980 cependant, le problème n'est plus le manque de spécification des produits, il est celui de l'incapacité de certaines entreprises à faire en sorte que leurs produits satisfassent ces standards, ce qui accroît les coûts de transaction dans l'espace international. ISO 9000, publié pour la première fois en 1987, a alors été développé pour établir un standard minimum de qualité du processus de production, assurant que le produit expédié est conforme aux spécifications convenues entre l'acheteur et le vendeur. Le but de la certification d'assurance qualité d'une entreprise est « de démontrer au client sa compétence et son savoir-faire en matière de qualité de l'offre, et de démontrer la maîtrise des processus de réalisation sans pour cela s'attacher à la performance du produit »8. La qualité, définie ici comme le « fitness for purpose », ne préjuge en rien de la qualité extrinsèque du produit. Le modèle reflète donc les relations entre donneur d'ordre et sous-traitants : le produit étant spécifié par l'acheteur, l'assurance qualité des fournisseurs permet de les mettre en concurrence sur le prix (exemple des enchères inversées).

15Dans le cas des services qui comme l'éducation sont co-produits par le client et le fournisseur (e.g. santé, services juridiques), la normalisation du service en tant que produit est impossible : le résultat (la guérison, le jugement) ne peut être ni échangé ni standardisé. Seule donc est applicable l'assurance qualité de processus, qui garantit au client (le malade, le plaignant) qu'il sera traité selon un référentiel de « bonnes pratiques ». Dans le cas de l'enseignement supérieur, cependant, il existe un output particulier qui circule sur un autre marché, celui du travail : c'est la capacité productive du travailleur. Avec le passage de la négociation collective de la « qualification » adossée au diplôme à la négociation individuelle de la « compétence » on pourrait imaginer la construction d'un système international de standardisation des compétences qui résoudrait le problème de la transparence des marchés. Même si le projet était réalisable, il est peu probable qu'il soit mis en œuvre. En effet, l'enseignement supérieur est lui-même, par sa fonction diplômante, un dispositif de mesure de la qualité. Pour la transparence aussi bien des marchés du travail que des services d'enseignement, c'est donc l'équivalence des diplômes qui est le problème. En effet, avec le développement des échanges internationaux de services d’enseignement, la normalisation et la transférabilité des titres scolaires devient également un enjeu de partage de marché pour les établissements diplômants, et de captation des externalités pour les territoires engagés dans la compétition pour attirer/retenir les étudiants et les capitaux. Dans les deux cas, une homogénéité du produit qui ferait porter la compétition sur les prix plutôt que sur la qualité n’est pas souhaitée. Indépendamment des résistances idéologiques et culturelles à la réduction de la diversité de l’offre d’éducation, il est dans ces conditions difficilement envisageable de parvenir à des normes internationales « de consensus » sur les certifications (sur le modèle des normes techniques de produits ISO), qui permettraient en théorie la construction de marchés transnationaux concurrentiels à la fois du travail et des services d’enseignement. Historiquement ce problème a été résolu au niveau national par des procédures non marchandes, publiques ou privées d'habilitation ou d'accréditation.. Au niveau international, les conflits d'intérêts autour de l'équivalence des diplômes sont tels que l'accord politique s'y avère impossible, même dans un cadre régional. D'où le recours, pour construire l'Espace Educatif Européen par exemple, à un processus « bottom up°» – inverse de celui de l'industrie – qui partirait de l'homogénéisation des services d'enseignement pour atteindre finalement la convergence des certifications universitaires. Dans le projet initial de la Déclaration de Bologne, on attendait donc l'harmonisation des diplômes principalement de « la promotion d'une coopération européenne dans le domaine de l'assurance qualité, en vue de développer des critères et méthodologies comparables ». Y figurait la création d'un « label européen d'assurance-qualité », géré par un unique organisme officiel qui accréditerait les agences d'accréditation des établissements européens et des fournisseurs transnationaux de services d'enseignement supérieur. Mais c'est le seul point du projet qui n'avait pas reçu l'assentiment des ministres, peu favorables dans ce domaine à une intervention directe de l'Union qui remettrait en cause les systèmes nationaux d'accréditation et rencontrerait des résistances intérieures.

16Les fournisseurs de services d’enseignement sont donc engagés dans une compétition monopolistique sur la réputation de leurs produits-diplômes, adossée à l’acquisition de certifications de qualité : (1) la certification assurance-qualité de processus type ISO 9000, sur l’hypothèse que, pour le client (étudiant ou employeur), la qualité du processus de production garantit la qualité du produit9 ; (2) l’accréditation par des agences, publiques ou privées, pouvant garantir non seulement la qualité du processus (accréditation d’établissement), mais aussi la conformité à un référentiel de produit (accréditation de programme) établi ou reconnu par la puissance publique, par les organisations d’employeurs, par des cabinets d’experts ou par une association de prestataires de services d’enseignement soucieux de l’image de marque collective de la profession et de l’exclusion des « diploma mills »10. Ces labels coûteux sont proposés sur un marché foisonnant d'agences « indépendantes » (des Etats), et les efforts de contrôle de la qualité de ces agences par des organisations internationales n'ont jusqu'ici abouti qu'à des codes de « bonne conduite » sans sanctions (Vinokur 2006). Capitalisés dans les stratégies de marketing des établissements, ces labels favorisent la concentration en éliminant les établissements ou les départements les plus petits ou les moins dotés.

17Mais si une accréditation garantit un standard déterminé de qualité, elle ne hiérarchise pas les niveaux de qualité de ses titulaires. Or la réputation, le prestige des fournisseurs de services d'enseignement supérieur sont leur principal argument dans la lutte pour les parts de marché11. Par ailleurs l’accroissement du nombre des fournisseurs et la diversification de leur offre de cursus et de diplômes suscitent de la part des utilisateurs (employeurs et étudiants) une demande croissante d’analyses comparatives pour éclairer leurs choix. Les agences de notation, les classements et palmarès remplissent cette fonction déterminante pour la « visibilité » et les stratégies publicitaires des universités. C'est un marché essentiellement commercial, incontrôlable car tout producteur de ranking choisit librement ses critères et leur pondération. Là aussi on a vu apparaître des "palmarès des palmarès" et des tentatives de moralisation du marché12 , mais l'influence d'un palmarès a moins à voir avec la qualité de ses critères qu'avec le pouvoir de ses diffuseurs. C'est ainsi par exemple que l'intérêt de l'Union européenne pour l'accréditation a faibli au profit du benchmarking adossé au classement mondial des établissements lorsque le processus de Bologne – qui avait pour but affiché la cohérence des cursus européens afin de faciliter la mobilité des étudiants – a été englobé dans celui de Lisbonne, qui mise désormais sur la compétition entre universités pour promouvoir l'« économie du savoir la plus compétitive ». Mais un minimum de standardisation n'est-il pas prérequis pour la compétition et la différenciation? Maintenant que ce minimum est acquis avec la généralisation du LMD, le discours européen est passé de l'objectif de lisibilité interne à celui de visibilité mondiale, qui ne peut procéder que de la poursuite individuelle darwinienne de l'excellence.

18Pour autant, l'usage de procédures d'assurance qualité de type ISO 9000 et la pratique de l'accréditation se généralisent dans l'enseignement supérieur, avec cette fois pour finalité la responsabilisation (accountability) des établissements aux fins de mise en œuvre du principe de l'agence et de sanction de la performance. Pour ce qui est des indicateurs d'objectifs, on pourrait certes utiliser le testing des étudiants sur le modèle de la loi « No Child Left Behind », comme le propose le rapport de la Commission Spellings aux Etats-Unis (Spellings 2006). Mais, dans la mesure où l'objectif est la visibilité dans les classements internationaux, on a plutôt recours, dans le pilotage des établissements, aux indicateurs utilisés dans ces classements. Le palmarès dit de Shanghai, qui a, de ce point de vue, le mérite de placer en mauvais rang les universités européennes, peut donc quels qu'en soient les critères servir de benchmark à l'alignement mimétique spontané des compétiteurs13.

3. La transition à la française

19La réforme suppose d'une part la restructuration des établissements d'enseignement et de recherche, d'autre part la transformation du mode de pilotage de l'offre de chaque établissement. L'originalité est que l'on semble attendre la première de la seconde.

20Le principe de l'Etat « stratège » est déjà en place avec la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) dont la mise en œuvre a débuté en 2006. Les crédits du budget de l'Etat sont présentés par objectifs, chacun assorti d'indicateurs, dans des « projets annuels de performance ». La confrontation des objectifs et des résultats et une analyse des écarts doivent faire l'objet de « rapports annuels de performance ». La déclinaison de ces objectifs par "opérateur" (ici l'établissement) est en cours. La formulation d'une politique par objectifs n'est en soi pas nouvelle, et rappelle celle du Plan14. Deux différences cependant : d'une part l'instrument principal de la mise en œuvre de la LOLF par les opérateurs est la politique contractuelle, d'autre part les objectifs ne portent pas sur des volumes de services à fournir mais sur des indicateurs de résultats à atteindre. Pour l'enseignement supérieur le dispositif est complété par deux agences, l'une de moyens contractuels pour la recherche, l'Agence Nationale pour la Recherche (ANR), l'autre d'évaluation, l'Agence d'Evaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur (AERES).

21Tels qu'énoncés dans les documents annexes au projet de loi de finances 2007, les objectifs centraux pour l'enseignement supérieur et la recherche sont avant tout la visibilité, la lisibilité (répétés en leitmotiv presque à chaque page) et l'attractivité internationale, la contribution à la compétitivité de l'économie nationale, « intégration dans le système européen et mondial ». Les indicateurs de résultats qui y correspondent sont ceux des classements internationaux : nombre de brevets déposés, nombre de publications et impact (nombre de citations dans les deux ans suivant la publication), distinctions obtenues par les chercheurs, participation aux programmes cadres de recherche européens, nombre d'étudiants, d'enseignants et de chercheurs étrangers, etc. Viennent enfin trois indicateurs d'objectifs internes, beaucoup moins détaillés : le pourcentage d'enfants d'employés et d'ouvriers accédant au supérieur, celui d'une classe d'âge titulaire d'un diplôme du supérieur et – correspondant à une nouvelle mission – le taux d'insertion des sortants au bout de trois ans. Mais, curieusement, figurent également dans ces documents des indicateurs d'efficience qui portent non sur les résultats mais sur les moyens : nombre de regroupements d'établissements, effectif minimum d'étudiants pour les sites et les formations, proportions respectives des financements publics contractuels et des subventions, part des ressources propres des établissements procurées par les prestations de services, part des ressources de propriété industrielle et de contrats de recherche passés avec les entreprises, part des financements publics contractuels dans les financements des opérateurs de recherche, etc.

22La loi LRU, quant à elle, a pour vocation de donner aux établissements universitaires la capacité d'être de bons opérateurs de la LOLF en les rapprochant du modèle de l'université entrepreneuriale. Le pouvoir de la direction est renforcé au détriment de celui des personnels et des étudiants dans les conseils, et les domaines où ce pouvoir peut s'exercer sont élargis:

  • Financement : liberté de recherche de ressources extrabudgétaires dans des activités commerciales et des revenus de fondations

  • Inputs : maîtrise du patrimoine immobilier, maîtrise de la masse salariale, contrôle accru des recrutements d'enseignants statutaires, embauche facilitée de personnels contractuels (sous réserve de quotas fixés par contrat par le ministère pour chaque établissement), modulation des rémunérations

  • Structures : autonomie de détermination des structures internes, possibilité de fusions entre établissements, de création de filiales, de prises de participations et de partenariats public-privé.

23A ce stade de la réforme en cours, deux questions se posent: (i) une question d'efficacité : dans quelle mesure peut-on attendre de la mise en œuvre des textes parus la réalisation des objectifs annoncés par le gouvernement i.e. "permettre à nos universités de se battre à armes égales avec les grandes écoles et dans la compétition internationale" 15, (ii) une question de légitimité de ces objectifs et des moyens prévus pour y parvenir.

3.1. La question de l'efficacité

3.1.1. la LRU et la compétitivité des universités

24La loi LRU reste en deçà des normes internationales de la compétition sur les points suivants:

  • L'accréditation des établissements et des programmes, condition de base de la visibilité extérieure. La mise en compétition des universités dans l'espace national et les regroupements prévus avec les écoles d'ingénieurs rendent caduque la fiction des diplômes nationaux. On voit mal comment on pourrait éviter de recourir au système des accréditations (avec certifications ISO 9000) par des agences « indépendantes ». La LOLF le prévoit, mais l'AERES n'en a ni la vocation, ni les moyens, ni la légitimité (désignation de ses membres).

  • La sélection. Dans la plupart des classements nationaux et internationaux, le taux de sélection des étudiants à l'entrée des universités figure en bonne place dans les critères d'attractivité, la qualité du « produit » étant supposée liée à la qualité de la « matière première ». Le principe, réaffirmé officiellement, de la non sélection à l'entrée de l'université laisse toujours celle-ci en mauvaise position, en interne avec les établissements sélectifs et à l'international

  • Le contrôle. Hors la négociation des financements lors du renouvellement des contrats des établissements, la loi ne prévoit pas les règles du jeu des incitations / sanctions, règles indispensables au fonctionnement transparent du principe de l'agence.

    Le financement. La loi met à la charge des universités de nouvelles fonctions, qui nécessiteront des coûts d'administration supplémentaires (gestion de la masse salariale et du patrimoine immobilier, gestion financière, promotion et gestion des activités commerciales, placement des étudiants). Surtout : la compétition monopolistique entre établissements porte sur l'image de la qualité. Le coût de cette image est élevé : acquisition de labels, publicité, marketing, lobbying, recrutement de « stars », équipements attractifs, etc. La compétition est onéreuse, et à l'étranger le coût de la surenchère 16 est en majeure partie supporté par la hausse des droits d'inscription, exclue de la LRU. Les marges de manœuvre prévues par le texte par rapport à un financement public central au mieux stable sont, hors contribution des collectivités locales, le recours aux activités commerciales et aux fondations, dont la montée en puissance est aléatoire et l'horizon plus lointain que celui – 2010 – du projet de performance. Par ailleurs, le faire-faire implique la duplication de certains coûts (pour contrôler des activités déléguées, il faut au niveau central des administrateurs suffisamment nombreux et compétents), et ne réduit donc pas nécessairement le coût budgétaire de la gestion.

3.1.2. La LOLF, la LRU et la restructuration de l'offre

25En ce qui concerne l'efficacité, la question centrale est celle de la restructuration de l'offre. Il n'est pas surprenant que ce soit en Russie et en France, les deux pays qui avaient été présentés par l'OCDE comme modèles du « vieux management public » de l'éducation, que la transition soit la plus difficile. Leur confrontation est instructive. Pendant les années 1990, dans la Fédération de Russie, l'Etat a pratiquement abandonné ses universités et laissé se développer un marché d'entreprises d'enseignement « non-state ». L'état de délabrement des infrastructures humaines et matérielles de ce secteur (cf. note 4 supra) ainsi que le pouvoir du gouvernement actuel permettent une vigoureuse reprise en mains, avec (i) l'adoption des principaux outils du NPM (d'autant plus aisée que la séparation entre financement et production était déjà acquise, et la planification par objectifs inscrite dans la tradition) mais simultanément (ii) une restructuration de l'offre qui entérine de fait les inégalités qui s'étaient creusées (Zhurakovskii & Fedorov 2007). Sont regroupés les établissements labellisés d'excellence, qui restent entrepreneuriaux mais reçoivent un financement public fédéral important ; les autres demeurent juridiquement publics mais doivent s'auto-financer comme dans les années 1990. L'objectif est de faire de l'Etat l'entrepreneur unique d'un holding universitaire compétitif sur le marché mondial.

26En France, le problème est celui de l'héritage d'un sous-financement des universités (comparé aux autres pays de l'OCDE et aux grandes écoles), et de la fragmentation de l'offre. Cette fragmentation remonte loin dans l'histoire, avec la création d'une grande école, d'un corps de fonctionnaires ou d'un institut de recherche (ou les trois) chaque fois que le politique avait à gérer un problème sectoriel: industrie, administration, colonies, statistiques, santé, agriculture, population, etc. (le CNRS étant la seule exception). Elle s'est aggravée au cours des années 1960 lorsque le principe de la planification dite "en fonction de la demande sociale" et la politique d'aménagement du territoire ont créé des centres universitaires partout où il y avait « cent mille habitants et un député actif ». Elle a explosé dans les années récentes, avant et pendant le processus du LMD, avec la combinaison (i) de l'autonomie tronquée accordée aux facultés pour se regrouper après 1968, puis aux universités pour multiplier les filières « professionnalisantes » et (ii) de la mauvaise qualité des procédures d'habilitation des diplômes (Dejean 2002). L'indispensable remise en ordre paraissant ne pouvoir s'effectuer par la négociation politique des intérêts conflictuels au niveau national, l'option adoptée parait combiner les vertus de la concurrence et celles des incitations pour susciter les regroupements par des accords à la base. Pour les universités les conditions d'une concurrence libre et non faussée ne sont pas remplies avec la LRU (cf. supra). Le principe de l'agence pourra être efficace s'il s'appuie sur une vision d'ensemble, non dévoilée à ce jour, de la carte universitaire souhaitable. Au vu des critères de moyens purement quantitatifs et uniformes adoptés dans le cadre de la LOLF (supra), il n'est pas évident que ce soit le cas, leur application automatique pouvant entraîner une désertification aveugle de certains territoires du savoir et une spécialisation appauvrissante du point de vue aussi bien de la compétitivité internationale que du développement régional. A l'inverse la politique contractuelle permet de régler les problèmes au cas par cas sans publicité ni recours au débat politique17. On peut seulement inférer de certains passages que, hors des regroupements d'excellence – dont on privilégie la taille pour des raisons de visibilité dans les classements mondiaux plus que pour des raisons d'efficacité dans la fourniture des services d'enseignement et de recherche – les établissements auront pour fonction principale, via les indicateurs d'insertion, de répondre aux besoins locaux, en particulier des PME.18

3.2. La question de la légitimité

27Sur quels « marchés » les indicateurs de compétitivité portent-ils? D'après les textes : des étudiants, des enseignants, des financements. En ce qui concerne les étudiants, l'indicateur retenu dans la loi de finances est le nombre d'étudiants étrangers (avec une curieuse précision : des seuls pays de l'OCDE). Ce qui se justifierait du point de vue financier si ces étudiants payaient des droits d'inscription élevés ; ce n'est pas le cas, et l'attractivité de la France est peut-être imputable à des droits comparativement très faibles, auquel cas on ne pourrait s'en servir comme indicateur de qualité. Il se pourrait que les recettes provenant des étudiants étrangers soient surtout le fait des filiales d'établissements français à l'étranger ou de l'enseignement à distance, ce qui justifierait l'expansion de ces activités prévue par la LRU19. Les indicateurs de résultats qui portent sur le marché des enseignants prêtent également à double interprétation : l'embauche d'enseignants étrangers peut aussi bien signaler l'attractivité des universités que la pénurie d'enseignants nationaux (Cytermann 2007). Enfin, même si la nécessité de trouver des ressources extra-budgétaires stimule la créativité des universités, à court ou moyen terme l'essentiel de la compétition portera pour la plupart des universités sur l'accès au financement public contractuel (demeure ouverte la question de la complémentarité ou de la substitution des financements contractuels et sur critères démographiques). Reste donc à justifier par des arguments rationnels (ce qui n'a pas été fait) le choix de la visibilité extérieure comme étalon du succès de la réforme. L'accord est général sur la nécessité d'une refonte de la carte de l'enseignement supérieur et sur le besoin d'une meilleure gouvernance des établissements. Pour autant est-il nécessaire de réformer ce secteur comme on restructure un secteur industriel exportateur et non un service public ? Est-on certains qu'attiser la compétition à l'intérieur d'un même territoire politique (celui de la France comme celui de l'Europe) n'est pas un jeu à somme nulle? S'il s'agit d'attirer les investissements directs à l'étranger, les enseignants et les étudiants, la France comme l'Europe sont déjà fort bien placés dans les classements de compétitivité des territoires, d'autant que ces classements tiennent davantage compte de la qualité générale de la formation que des champions. S'il s'agit en revanche de réaliser la convergence des enseignements supérieurs vers un même modèle extraverti, cette politique est efficace : c'est ainsi par exemple que, sur l'argument selon lequel le pourcentage d'étudiants étrangers mesure l'attractivité, les cabinets de consultants conseillent à tous les pays de délivrer des diplômes "internationaux" et d'enseigner en anglais, pour la plus grande satisfaction des fournisseurs transnationaux.

28Dans l'immédiat, c'est moins la concurrence que l'agence qui dessinera la nouvelle carte de l'enseignement supérieur. Etant donné les objectifs fixés, il parait probable que, comme en Russie, l'argent public (hors les financements par les collectivités locales dont les moyens sont inégaux) aille aux établissements déjà les mieux dotés : ceux qui sélectionnent déjà leurs étudiants, ont acquis des accréditations internationales, bénéficient de patrimoines immobiliers importants et de participations des entreprises. Qu'une refonte de la carte de l'enseignement supérieur spécialise ou fasse disparaître des établissements dont la taille ou la qualité sont insuffisantes n'est évidemment pas illégitime. Nombre d'établissements ont été créés en France dans les années 1960 pour satisfaire ou susciter la demande au moindre coût (proximité des étudiants, disciplines littéraires moins coûteuses, sous-encadrement, etc.). Mais les principes du service public dans la tradition française supposent l'égalité d'accès. Ce qui ne peut être réalisé sans organiser la mobilité géographique des étudiants dans l'espace national, par l'offre de logements peu coûteux et/ou des bourses suffisantes.

29Pour éviter l'opposition étudiante, la LRU s'engage à maintenir le principe de la quasi-gratuité de l'enseignement supérieur. Une participation financière accrue des étudiants n'est pas illégitime dans la conception française du service public, qui autorise (et pratique dans bien d'autres domaines) le partage du coût du service public entre contribuables et usagers. La participation des usagers est alors un tarif, relevant d'un barème politiquement décidé, et assorti de conditions de dégrèvements ou d'attribution de bourses. L'autre option, celle qui autorise chaque établissement à fixer ses propres droits d'inscription, en fait des prix. L'expérience étrangère montre que cette dernière solution a deux conséquences désastreuses : (i) l'inflation du coût des études, qui permet aux établissements de faire supporter par les étudiants le coût croissant de la compétition, et aux pouvoirs publics de réduire leur participation (Newfield 2007) ; (ii) l'endettement en spirale des étudiants20 pour le plus grand bénéfice du secteur financier subventionné à ce titre (Vinokur ed. 2007 chap.10).

30Sur le problème de la crainte de la pénétration du pouvoir économique via l'ouverture du financement, il est clair que les outils du NPM sont jusqu'ici utilisés en France pour renforcer moins le pouvoir direct des entreprises sur l'enseignement supérieur que celui de l'Etat. Mais l'Etat-stratège n'est plus l'Etat-protecteur, et l'enjeu se déplace vers le pouvoir des intérêts des acteurs économiques sur l'Etat, enjeu d'autant plus aigu qu'à la transparence que ce dernier exige désormais des opérateurs correspond l'opacité croissante de ses décisions.

31Reste la question de l'autonomie scientifique et pédagogique du corps des enseignants-chercheurs, notablement réduite dans le projet annuel de performance et la LRU : (i) affaiblissement (bien en deçà de la pratique des grands pays étrangers) de la représentation du corps enseignant dans les instances de décision sur les cursus, le recrutement de leurs collègues et l'évaluation, (ii) substitution aux dotations récurrentes des laboratoires d'un financement par projets piloté par une agence de moyens (ANR) dont les membres sont nommés et non élus, (iii) évaluation de la production scientifique sur des critères (bibliométrie, brevets...) désormais largement disqualifiés dans la communauté scientifique internationale (Lawrence 2007, Ellison 2007, Lallement 2007), (iii) introduction, encore timide, du recrutement contractuel (à ceci près que la fixation contractuelle des quotas par établissement peut permettre à certains d'en faire largement usage). Le mouvement n'est pas propre à la France : aux Etats-Unis, dans les universités publiques comme privées, la proportion de contractuels et vacataires dans les universités est passée en trente ans de 43% à 70%, avec des conséquences jugées dramatiques21. L'offensive laisse à penser que, comme aux Etats-Unis à partir des années 1980, l'objectif immédiat de la réforme soit d'en finir avec un pouvoir du savoir jugé politiquement dangereux et économiquement insuffisamment rentable (Newfield 2007). Nul ne conteste que la production et la transmission du savoir sont l'affaire de tous les stakeholders et pas seulement des enseignants et des chercheurs. Mais leur pilotage à flux tendu, par des incitations et des sanctions qui sont étrangères à leur culture propre, et en fonction des besoins immédiats des intérêts économiques et politiques, est à courte vue. Est-ce un hasard si c'est dans les pays qui ont les premiers appliqué dans ce domaine les outils du NPM que l'on trouve la plus forte pénurie de candidats nationaux à ces emplois et le plus fort recours à l'immigration d'enseignants-chercheurs étrangers ?

32Près de trente ans après la mise en application du programme néo-liberal dans l'enseignement aux USA (Klees 2006), le Rapport Spellings constate que « les institutions d'enseignement supérieur risquent de tomber dans la même trappe que les industries qui, comme les chemins de fer ou la sidérurgie, n'ont pas su répondre aux changements de leur environnement, et risquent de voir leur part de marché se réduire » (Spellings 2006, p.xii). Il préconise en conséquence le testing systématique des compétences des étudiants comme mesure des résultats de l'enseignement supérieur et la rémunération des établissements à la performance. A quoi le Pr. Faust, nouvelle présidente de Harvard, répond dans son discours inaugural du 12 octobre 2007 :

33« Les universités sont en vérité responsables. Mais nous, dans l'enseignement supérieur, avons besoin d'avoir l'initiative de la définition de ce dont nous sommes responsables. On nous demande de fournir des statistiques d'admission et d'achèvement, des résultats de tests standardisés destinés à mesurer la "valeur ajoutée" des années d'université, le montant des recettes tirées de la recherche, le nombre de publications des enseignants. Ces mesures sont certainement utiles, mais nos objectifs sont beaucoup plus ambitieux et par conséquent notre responsabilité plus difficile à expliquer. L'essence de l'université est qu'elle est responsable envers le passé et l'avenir d'une manière qui peut (doit) entrer en conflit avec les demandes du moment. Nos engagements sont intemporels et nous sommes mal à l'aise pour les justifier en termes instrumentaux. Nous les poursuivons "pour eux-mêmes" parce qu'ils définissent ce qui au cours des siècles nous a fait humains, non parce qu'ils peuvent accroître notre compétitivité internationale, et ces investissements ont des rendements que nous ne pouvons ni prédire ni mesurer.. Les universités, par nature, nourrissent une culture de turbulence et même d'indiscipline. Il n'est pas facile de convaincre une nation ou le monde de respecter, encore moins de financer, des institutions dont la vocation est de défier les postulats fondamentaux de la société. Harvard maintiendra, j'en suis sûre, les traditions de liberté académique et de tolérance envers l'hérésie ».

34Il serait regrettable que ce luxe indispensable soit désormais réservé aux universités qui, comme Harvard, disposent en propre d'un capital de 35 milliards de dollars qui, bien placé, croît au rythme de 19% par an 22.

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Bibliographie

Réferences:

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Notes

1 D'après une enquête de McKinsey auprès de DRH opérant dans 28 pays à bas salaires, l'offre est de 33 millions de jeunes diplômés de l'Université ayant jusqu'à 7 ans d'expérience professionnelle dans les métiers qu'ils demandent, mais 12% seulement seraient employables, en raison « du manque de compétences linguistiques et relationnelles, de flexibilité et des attitudes requises pour le travail en équipe, ainsi que de leur préférence pour les savoirs théoriques » (Farrell & al. 2005).
2 Cf. les publications annuelles d'indicateurs de compétitivité des pays.
3 Cf. sous la plume d'un directeur de l'Institut International de Planification de l'Education de l'UNESCO : « la certification des compétences par un système international constitue une véritable chance pour l’éducation si la course à l’excellence se traduit effectivement par une amélioration de la qualité de l’éducation et de la transparence dans l’évaluation des compétences. Cette amélioration ne pourra s’effectuer que si les compétences acquises au sein de l’école et des différentes formes d’éducation informelle répondent le plus exactement possible aux nécessités du marché. Or, les capacités nécessaires seront de plus en plus de l’ordre du non-cognitif (épanouissement personnel et autonomie, capacité de participation et d’intégration). Ce sont autant d’aptitudes qui sont difficilement quantifiables et standardisables. Il faut donc chercher le moyen de standardiser et évaluer non seulement les compétences cognitives mais aussi celles qui ne le sont pas. L’échec dans cette mission risquerait d’entraîner deux conséquences : d’une part tout système de certification deviendrait inefficace, puisqu’il ne répondrait pas aux exigences du marché qui a besoin d’une source d’information sûre sur laquelle fonder les critères de recrutement  ; d’autre part le réductionnisme du système d’évaluation des aptitudes a toutes les chances de se répercuter sur la qualité de l’éducation qui tendrait à limiter son action à l’apprentissage du savoir » (Hallak. 1998).
4 Cf. l'expérience russe des années 1990 où la quasi disparition du financement public a permis le développement rapide d'entreprises d'enseignement supérieur dont la rentabilité a été assurée par le siphonage des ressources du secteur public ; dix ans après on notait des moyennes d'âge supérieures à 60 ans dans le corps enseignant des universités publiques et le délabrement des équipements universitaires (Vinokur ed. 2001).
5 Cf. Edinvest, membre du groupe de la Banque Mondiale, dont la fonction est de fournir l'information nécessaire à l'investissement privé dans l'enseignement à l'échelle globale.
6 Ex : dans le projet de loi de finances 2007, "par sa nature d'avantage fiscal, le crédit d'impôt en faveur de la recherche n'est pas compris dans le décompte des financements publics" (MIRES 2007 p.129)
7 On sait qu'en théorie l'optimum social serait atteint si, en l'absence de comportements de passager clandestin, chaque stakeholder pouvait évaluer et demander la quantité de service supplémentaire qui lui procurerait les externalités dont il souhaite bénéficier, et ce successivement et dans l'ordre croissant, de la famille à la communauté internationale, en passant par la collectivité locale et les organisations de la société civile. Ce qui est impossible.
8. Ces normes portent sur l’organisation, et elles sont génériques, c’est-à-dire que « les mêmes normes peuvent être appliquées à toute organisation, grande ou petite, quel que soit son produit – qui peut être en fait un service – indépendamment du secteur d’activité et que l’organisation soit une entreprise, une administration publique ou un département gouvernemental" http://www.iso.org
9 Introduisant une étude du Centre Européen pour le Développement de la Formation Professionnelle sur « L’assurance qualité dans la formation et l’enseignement professionnels », Arndt Sorge écrivait : « Dans une certaine mesure.. le “nouvel âge” du contrôle de qualité ISO 9000 a des implications importantes pour la formation. Il est certainement vrai que prendre ISO 9000 au sérieux peut amener les prestataires de formation à réfléchir à sa qualité, à quoi elle est due, comment l’assurer et comment la mesurer avec davantage de précision. Néanmoins les prestataires et utilisateurs soucieux de qualité peuvent parvenir à des conclusions pratiques similaires sans cette panoplie de normes, à partir tout simplement de l’expérience et du bon sens.. . Certains sont disposés à payer le prix du statut et du prestige, même si l’effet putatif du mécanisme ISO sur la qualité est discutable" (CEDEFOP, 1998).
10 Toutefois l’existence d'un référentiel de produit ne suffit pas à elle seule à en garantir la valeur extrinsèque. On se souvient peut-être que, il y a quelques années, avait été accrédité aux USA un établissement qui délivrait un diplôme de numérologie. En réponse à l’indignation des scientifiques, l’organisme d’accréditation avait répondu que dans une société libre son rôle se bornait à vérifier le « fitness for purpose » et non le « purpose ».
11 On observe sur le marché mondial une pratique croissante des universités dans leurs stratégies de publicité : le branding, i.e. l'adoption d'une « marque » qui se substitue aux dénominations traditionnelles généralement fondées sur la localisation géographique.
12 Ex à la Conférence Mondiale sur l'Enseignement Supérieur de l'UNESCO en 1998.
13 Du président d'une université française, membre de la Conférence des Présidents : « Tous les classements sont contestables, et les critères de celui-ci ne portent que sur la recherche, font la part belle aux sciences dures classiques, minorent la technologie et les mathématiques, et font à peu près disparaître les sciences humaines (seule l’économie est prise en compte). On peut considérer que ces classements sont sans importance, ou que la qualité de l’enseignement est sans rapport avec celle de la recherche. Mais il faut alors en convaincre les étudiants et les enseignants du monde entier qui sont prêts à étudier ou à travailler dans un autre pays »," J-Y Merindol: « Quid du palmarès universitaire ? », Libération, 16 sept 2004.
14 Chistopher Hood note avec ironie que le management centralisé des services publics par objectifs, introduit par Tony Blair en 1998, ressemble fort aux méthodes de la planification soviétique, et – les mêmes causes produisant les mêmes effets – qu'il n'est donc pas surprenant qu'on observe en Angleterre les mêmes stratégies de tricherie dans l'exécution qu'en URSS (Hood, 2006).
15 N. Sarkozy, discours du 4 octobre 2006 à la Convention de l'UMP sur la recherche et l'enseignement supérieur.
16 Aux Etats-Unis le coût de ces fonctions périphériques de l'enseignement et de la recherche serait passé de moins du quart à environ 47% du coût total dans les collèges et universités au cours des quinze dernières années. Les droits d'inscription y ont doublé entre 2001 et 2007.
17 Dans le rapport annexé à la loi de finances 2007, aucun des problèmes liés à la multiplicité des statuts des établissements et aux distorsions dans les parcours qu'elle suscite, n'est mentionné. Les grandes écoles publiques sont hors champ, à la demande des ministères concernés. La question de la place des EPST et des rapports CNRS-universités n'est pas abordée.
18 Rappelons les principales recommandations du Rapport Attali (1998) : (i) ne pas toucher aux statuts et structures des grandes écoles qui ne requièrent que quelques aménagements marginaux (développement de la recherche principalement) ; (ii) réunir grandes écoles et écoles doctorales universitaires (qui deviendront ainsi de quasi grandes écoles) dans des campus d’excellence (les PUP) aux diplômes différenciés, où seront mis en commun leurs labos de recherche, leurs enseignants, leurs étudiants sélectionnés, et qui seront (sur le modèle du MIT) les viviers de nouvelles entreprises dynamiques ; (iii) maintenir les filières sélectives courtes, (iv) pour le reste de l'Université : établissements indifférenciés, aucune sélection du baccalauréat à la maîtrise, diplômes nationaux, personnel enseignant : les agrégés du secondaire. Principale différence : dans le supermarché universitaire « chaque étudiant devra pouvoir mener des études différentes simultanées dans des départements sans relation apparente : littérature et finance, philosophie et médecine. Il suffira de ne pas trop cloisonner les départements universitaires, de multiplier les passerelles et équivalences. Les enseignants devront les aider à assurer une cohérence de leur cursus ».
19 Il est intéressant de noter, dans la perspective de l'ouverture au marché, qu'on ne dispose d'aucune donnée officielle sur l'importance de cette expansion à l'international, ni sur les implantations étrangères et les prestations transnationales en France, ni sur le développement des universités d'entreprise (il y en aurait une cinquantaine en France) qui, à l'étranger, pénètrent les établissements publics.
20 Aux Etats-Unis, cet endettement se traduit en particulier par l'accroissement de l'inégalité des salaires d'un niveau d'études donné, la pénurie de candidats aux emplois de service public (dont les rémunérations sont insuffisantes pour permettre le remboursement des emprunts), et fait craindre actuellement une crise financière qui prendrait le relais de celle des crédits sub-prime au logement.
21 Baisse de la qualité de l'enseignement et licenciements pour cause d'opinion ou de conflit avec la direction. A. Finder, « Decline of the tenure track raises concerns », New York Times, 20 novembre 2007
22 Reuters. 10 novembre 2007.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Annie Vinokur, « La loi relative aux libertés et responsabilités des universités : essai de mise en perspective »Revue de la régulation [En ligne], 2 | Janvier / January 2008, mis en ligne le 28 novembre 2007, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/regulation/1783 ; DOI : https://doi.org/10.4000/regulation.1783

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Auteur

Annie Vinokur

Professeur émérite de sciences économiques, Université de Paris X, vinokur AT u-paris10.fr

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